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On en parle

Note de lecture d'Alain Helissen, sur "La nuit t'a suivi" (CCP)

 

 

Très tôt commencée, l’oeuvre de Yannick Torlini, forte déjà – il est né en 1988 – d’une dizaine d’ouvrages, continue de tarauder le désastre d’un monde jugé sur sa fin. Le texte ici ressemble à une phrase avançant en se répétant partiellement pour se charger progressivement d’autres mots ressassant l’échec, la douleur et le désespoir, ce fardeau, selon l’auteur, ancré comme une fatalité en chaque être humain. Ne reste-t-il plus qu’à faire partie de la rumeur du monde ou bien d’autres mondes sont-ils possibles ? La nuit de Yannick Torlini empiète largement sur le jour. Elle masque les idéaux et ce qui charpentait avec sens nos vies avant. Le corps aujourd’hui tente de « s’échapper de ce qui ne tient plus ensemble », additionnant sans illusion des fragments de langue collés. « Il faudra bien que tu finisses ta phrase un jour », écrit l’auteur, comme s’adressant à lui-même, lui qui n’a plus guère d’espoir de se libérer de ce qu’il nomme la « malangue ». En attendant il continue d’avancer d’un livre à l’autre, persévérant dans « ce travail du rien pour qu’il devienne quelque chose ». Comme un lent suicide programmé. « Il est temps d’advenir », conclut-il, sans doute provisoirement.

12/05/2017

Note de lecture de Isabelle Baladine-Howald, sur "Seulement la langue seulement" (CCP)

 

 

Etoile brûlante, pierre de lune

 

 

Yannick Torlini l’été dernier à Strasbourg lisait des extraits de Seulement la langue, seulement,

et j’avais été impressionnée par sa jeunesse, son intensité, la beauté du texte et sa puissance

répétitive. Depuis est paru ce livre qui fonctionne comme une spirale, reprenant sans cesse

de là où il vient de se laisser. On pense en le lisant à l’obstination et à l’épuisement de Beckett

« il faut continuer », on pense à la vitesse de Tarkos, on pense au motif de la reprise. Il n’y a

pas là de gratuité, de pose, tout est habité par le temps, la mort, l’intégrité progressivement

détruite du corps. Le destin humain raclé jusqu’à l’os par la conscience : cette hantise n’est

pas que la sienne mais il lui donne sa voix propre. Le monde, le silence, la langue, et le petit

humain-°©‐ pas de je, pas de petit moi -°©‐ au milieu des éléments (les pierres, l’eau, les terres du

désert, l’arbre, les racines).La langue ment, la langue dit aussi la vérité, et nous n’avons qu’elle.

Ce livre à vif , obsessionnel, cette litanie « l’âpre après de » me reviennent régulièrement en

tête. Son leitmotiv hypnotique est fait pour être lu à voix haute, dans sa tension, son manque

d’air et sa beauté.

 

Isabelle Baladine Howald

 

 

Seulement la langue, seulement Yannick Torlini Dernier télégramme 106 p 13 euros

02/2017

Note de lecture de Jean-Paul Gavard-Perret, sur "Seulement la langue seulement" (Le Littéraire)

 

 

Tout ce qui reste

 

 

La langue a des droits sur nous. Pour Yanick Tor­lini, elle a même tous les droits même s’il ne se bat qu’avec ses restes en  atten­dant  — dans la soli­tude mais le plus long­temps pos­sible - la mort, à savoir « le / désert » entravé avant sa venue de nos « langues de / caillasses ». Dans une sorte de soli­loque, le poète doit néan­moins répondre de quelque chose : l’impossible qui n’est pas le sujet puisqu’il ne peut que mou­rir, insi­gni­fiant comme cha­cun. La poé­sie reste donc l’épreuve du doute qu’il faut creu­ser comme se creuse « la langue dans la langue ». Elle se réduit (et se sub­sti­tue  ?) à la misère de la condi­tion humaine au sein de ce qui repré­sente tou­te­fois une rechute de la dénégation.

Il faut donc encore tra­vailler le pré­sent en la dépense impro­duc­tive chère à Bataille dans ce qui tient encore du flux et du manque. Et au nom de ce « je qui ça ? » de Beckett. Il donne encore à croire que ce « moi » fan­tôme marche ou tient debout. Si bien que la poé­sie demeure le seul aspect de l’hétérogène et de l’altérité.
La langue pour les atteindre est trai­tée comme res­treinte afin de ne plus se payer de mots. Yan­nick Tor­lini en dénie toute sacra­lité et féti­chisme clas­sique. Reste à dire, pour que ça bouge encore tant que faire se peut dans « la tendre indif­fé­rence du monde » (Camus).

 

 

jean-paul gavard-perret

 

 

Yan­nick Tor­lini, Seule­ment la langue, seule­ment, Edi­tions Der­nier Télé­gramme, 2016, 112 p. –13,00 €.

 

http://www.lelitteraire.com/?p=25602

 

 

 

05/11/2016

 

Note de lecture sur "Seulement la langue seulement", par François Huglo (Sitaudis)

 

 

Proses de la mort, huit cent vingt ans après les Vers de la mort ? Hélinand de Froidmont la personnifiait, l’interpelait. Yannick Torlini ne la nomme jamais, en cette cinquantaine de textes d’un peu plus d’une page. Il n’affirme pas pour autant, comme Épicure dans sa Lettre à Ménécée, « la mort n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts ». Il l’incarne, mais pas ailleurs que dans le corps et dans la langue, qui font exister les vivants et les morts. Le lieu qui seul aura eu lieu, c’est « le sol seulement l’os » où finit le corps :

 

« ce qui restera de
vous le
désert le
désert
et
vos langues de
caillasses.
ce qu’il restera.

lorsque seulement le sol seulement, le sol seulement l’os le, sol seulement l’os et le sol seulement, l’os seulement, l’os, seulement, et la fin de vos corps ». 

 

Pas plus de majuscule en début de vers qu’après le point : prose entrecoupée, ponctuée à contre-syntaxe, mais prose, fil du souffle et fil des Parques, sans cesse interrompu et sans cesse repris, bégayant (Jean-Pierre Bobillot : « Commence toujours par bégayer devant ta morte »), plus près de Gherasim Luca que de ce qu’on appelle le « monologue intérieur » alors que la langue de Joyce est polyphonique. Plus monodique, celle de Torlini rappelle le tracé de l’électrocardiogramme ou de l’encéphalogramme. Partition pour une seule voix, ce livre inscrit, dès son titre, la langue dans la solitude et la solitude dans la langue. Il réduit l’une à l’autre, fait table rase. Restent nos restes, ces misérables d’une langue où travaille, insiste, la précarité du doute, comme une taupe évacue ce qu’elle creuse :

 

« il faut dire s’insinuer, il faut la matière-langue la misère il faut : dire évacuer, la matière- langue dire évacuer, dire, il faut. cette misère. il faut dire s’insinuer-douter, creuser dire attendre tandis que tout au fond ça : travaille. il faut s’insinuer-douter, douter encore dire, la misère, creuser-évacuer encore la langue dans la langue, tout au fond, la misère dire encore, et comme une démangeaison ».

 

Le futur de l’attente et du questionnement (premiers mots du livre : « lorsqu’il n’y aura plus rien à dire. plus rien seulement. lorsque tout et plus rien. que ferez-vous que direz-vous ») travaille le présent : « ressassez l’instant ». L’ici et le maintenant se dérobent sous la langue, trébuchent où elle fait défaut : « vous vous perdez maintenant et quelque part où votre langue n’a plus lieu, où votre langue vous vous perdez, maintenant n’a plus lieu vous, avancez vous, vous perdez, plus rien ici plus rien, vous avancez votre langue maintenant votre langue sans lieu vous. vous perdez ».

 

Ce jeu du qui perd perd où le désert gagne est celui d’un « lent devenir-insignifiant, à gratter les murs » entre « le désastre et l’urgence de la lutte ». Et d’un « devenir minéral dans votre lente-descente : vers le sol vous ». D’un « devenir-terre vos, absences lorsque plus rien n’a de sens plus rien ». D’un devenir « l’affaissement ». Loin de chanter, les lendemains ne sont « pas tout à fait clairs. pas tout à fait consistants, vos lendemains, et ce qui vit au-dessous ». Dans cette chute « plus bas que vous-mêmes et la terre plus bas vous », dans une « lutte entre le poumon et l’os », le texte se délite, se sédimente. Se désagrège, s’agrège. Perd pied, tient le pas gagné. N’abandonne pas. À la question de savoir s’il y aura « une différence entre l’extrême et le relatif entre, vous et vous-mêmes », il répond qu’il n’y a de différence que dans et par la langue :

 

« si
la langue,
une différence,
seulement si.
n’abandonnez pas.
pas la langue pas.
n’abandonnez pas. »

 

Si « vous ne sortez pas de vous-mêmes, vous n’y arrivez pas », le monde non plus :

 

« vous tenez bon. vous tenez. vos petites vies intenables.
ça ne dit rien du monde.
ça ne dit rien.
le monde ne dit rien.
ça ne dit rien.
le monde ne dit rien du monde ».

 

Prose de la mort ? En termes lacaniens, le signifiant « représente le sujet, non pour un autre sujet mais pour un autre signifiant », et il « matérialise l’instance de la mort » (Le séminaire sur « La Lettre volée »). Prose de la vie : « que reste-t-il de vous, que restez-vous là dans vos restes, que restez-vous là à rester maintenant. le sang affleure à votre bouche un chemin sans direction sans ». Un battement : « ça s’écrie dans l’attente temps-tempes, à épeler encore vos noms lorsqu’il n’y a plus rien à nommer ». Une pulsation qui ne trouve pas sa place, et « s’aggrave en vous le sentiment, de ne pas devenir, ce qui s’aggrave ne pas vraiment être, n’avoir jamais la langue pour ». De « ne jamais être vraiment là », emprisonnés « dans vos corps si fermés » et travaillés par des « syntaxes qui vous éloignent de vous-mêmes », et par là « éloignent chaque matin un peu plus votre désastre » qui « progresse, malgré tout ». Mais dans ce monde « inerte », ça bouge pour établir « un autre état du verbe », ça bouge dans les bouches : « seulement la langue bouche seulement », et se déplace plus qu’elle ne se pose la question nomade inscrite et incarnée par Yannick Torlini, question qui se reprend et se reprise, question à reprendre chacun pour soi pour qui veut : « travaillez-vous, la malangue comme elle vous travaille. quelque chose se dérobe en vous : vous continuez pourtant, et malgré ». Se dérobe : une porte. La Lettre volée.

 

 

François Huglo

 

http://www.sitaudis.fr/Parutions/seulement-la-langue-seulement-de-yannick-torlini.php

 

 

 

01/11/2016

 

 

Lecture de "Seulement la langue seulement", par Isabelle Lévesque (sur Terre à Ciel)

 

 

Camar(a)de , Yannick Torlini
Éditions Isabelle Sauvage, 2014 – 88 pages, 14 €

 

Tu n’accepteras jamais (au grand jamais) leurs mots gangrénés 
jusqu’à ton désastre. Pourtant.

 

Parenthèses du je(u), le poème se lance. Machinerie, « travail ». Sourd et solidaire. On ne se dérobe pas : la parole affronte le monde. Elle adhère alors se disloque et rebondit : repart sur de nouvelles bases. Le socle, c’est l’autre. Celui qui œuvre, son labeur répétitif qui le crève et la tâche sur la page s’étale. Se développe en coupes :
« le visage (ton) par tant et tant de. le visage (ton) qui, nuit après nuit, muqueuse après muqueuse, par tant et tant et tant, ouvert, jour, brise jour, brisé travaillé au corps à corps transfuge qui le visage sans miroir qui. »
La langue souffre : porte en ses groupes nominaux absorbés (après « tant et tant de », rien) ou ses propositions relatives avortées (« qui. ») l’impossible. Ne dit pas, vit (le corps). Alors le verbe n’est plus au centre, l’action présente mais répétée, insensée, découle des noms, se fractionne. Le sens est perdu. Crier. 
« marteau, pioche, pelle, camarade à te buriner la vie sans cesse à te. »
Universel pronom incarné, « te/tu », l’adresse et le thème. Soulèvement. Ne pas s’endormir, la langue, réactif. Le poète, l’homme avec. Or la parenthèse, dans le titre, Camar(a)de fait glisser le mot d’un paronyme à l’autre, elle peut aussi le menacer, le saper, le faisant tourner cette fois vers rien : « au plus profond (é)ternise vacillant ta. » Une racine réactivée (« terni ») résonne, ainsi les mots, les sons en réseaux, peuvent se disloquer autant que se répondre. Éclats de sens sur la page pour se refondre, se rassembler. Se disséminer :
« tu es ton propre geste à chaque instant (re)commencé ton propre geste. s’anéantit dans. s’anéantit pour. »
Destination nulle, absurde geste répété, l’absence de détermination dénote ici la finalité absente, caduque. Premier préfixe (re-) lançant une série d’autres, « dés- » à l’attaque de la page suivante. Privatifs au revers d’une déclinaison de racines identiques (« semblant », « semble »), théâtre de gestes et mécanique guidée par quoi ? Entre « attente » et « attenter », le risque nul va de l’un à l’autre « vers l’attente et l’usure ». 
L’écriture engage un processus mimétique, fouaille la langue et le geste, camarades identiques en loi d’humanité solidaire souffre dans la langue :
« ta vie est une guerre ».
Jamais distante, la syntaxe se colle à la souffrance, la met en poème ou page. Écrit ce qu’elle dit :
« oui : ressasse, chaque, chaque, chaque, chaque éveil comme si (ressasse) chaque coup de pioche ouvre (pelle, marteau, burineuse) pouvait, dans le mortier : changer : changer : oui, changer la fatigue dans muqueuse […] »
Une voix s’élève. À l’encontre. La ponctuation enchaîne, deux points. On hésite : explication, résultat ? Insiste. Impuissance. Alors dire. Les outils repris, les noms énumérés forgent. Pas un concept, une résistance :
« là où plus rien (ne oui) ». 
Oui, appel des sons et des graphies, de « chute » à « chut » en « chrysanthème », la répétition, comme celle des gestes du travail, conduit vers plus rien.
« Camarade », scandé, nouveau chant des partisans, il faut résister :
« ne t’arrête jamais sur l’autel de la productivité et de la crasse et de la fatigue et de la parole sans bouche(s). »
Le texte se révolte, avance, trébuche en sa grammaire à la mécanique déprogrammée :
« pourtant. pour tant. tu te riens. tu te rends (à). l’indicible travaille (te). »
Pourtant, l’adverbe sera ressassé encore jusqu’à « camarade, reste travaillé, reste en vie pour-tant », vers le non sens, participe passé où l’on attendrait un infinitif, état permanent pour ce qui ne devrait être qu’étape vers.
C’est le travailleur qui est travaillé (torturé, selon une étymologie couramment admise), et sa langue maltraitée par la communication des dirigeants politiques et économiques, par les communicants des grands médias qui vantent le travail. Il faut prendre cette langue, la frapper, la marteler, la creuser jusqu’à ce qu’elle (re)trouve une force subversive. Syntaxe et lexique ensemble.
Yannick Torlini recompose certains mots : on s’épuise, se chrysantémise, s’éternise, novembrise, décembrise (où, quand, l’été ?), globalise, intériorise, vert-de-grise et surtout blêmise (employé six fois dans le livre). On se brise et blêmit…
Et le pronom indéfini devenu verbe (accordé) au dam d’autres verbes dénoncés, abusifs (« frappe », « scelle », « recolle », autant subies que produites ces actions sans but). 
« [qui te tue au vivre jamais.] »
Voilà la juxtaposition simple et claire, le résultat des actions répétées. Oxymore de verbes dernier/premier et l’adverbe pour le second. Condamnation.
On brise une expression : « (au grand : jamais) », renonce au tout-fait car « avance fragmentaire crèverie camarade creuse ». Inscription dans le temps, « pasjamais ». Désordre et soulèvement construisent, les adverbes de temps inscrits doivent écarter le mythe, l’éternité pour un présent de lutte en durée. Le poète écrit cela qui « déstable » et noyé dans « boire » il faut rompre :
« ta langue camarade, prend la consistance du sol que tu sèves cadastres travailles, qui te travaille te. Boit. Bois. Pour dans ne pas et crier palabre palabre à la dislocation palabre muscle-os-geste la soif t’attendre à rien t’attendre. »
Le geste, « hache sur l’arbre », précipite « au plus profond courbatu jour vivre qui s’achève pour ». La proposition relative précise le nom cette fois : l’expansion, la fin. Des barres obliques ou des « + » apparaissent au premier tiers du livre pour diviser les mots, les placer en une équivalence insignifiante, autant de processus logiques en économie de marché qu’il faut relever avant de tomber. Car tout va vers « dépérir » si rien ne se passe. La langue se charge « (gratte) », elle est processus vivant (logique pas toujours). « [A]u grand jamais » se rétracte avant de porter la révolte – il est vivifié, « ta semelle au vent de douleur » a fait des signes la vie : la révolte.
L’homme aux semelles de vent avait bouleversé la langue de son temps pour crier sa révolte. Alors, puisque les jours de travail sont des « jours ouvrables », comme « la chair [est] ouvrable » et que « la mort [est] ouvrable », il reste la solidarité des camarades et la révolte, si difficile, qui ne doit pas rester un rêve.
Un ordre : « prends le maquis. » Puis, dans les derniers poèmes du recueil, certains mots inutiles, trop répétés, déjà sus, sont remplacés par un trait : 
« l’amputation du salariat __________ la fin d’une vie _________ boiteuse ________ tu rêves. _____________ à l’arrêt du jour _________ la fin du désastre. ________ tu rêves la balle ___________ qui te libèrera de _____________ (d’eux). ________________ camarade. »
Dans ce rêve, bien sûr, la camarde n’est plus pour le travailleur par le travail… Rêve, révolte, rêve…

« [C]rasse » et « creuse », « ensemencent », « essaiment ». Le livre a préparé ce passage vers « la fulgurance du cloporte ».

 

 

Isabelle Lévesque

 

http://www.terreaciel.net/A-livre-ouvert-octobre-2016#.WBDWsXfpOV5

 

26/10/2016

 

Note de lecture sur "Seulement la langue seulement", par Laurent Albarracin

 

 

Trouver une langue, ce n'est pas seulement l'objectif affiché par Yannick Torlini, c'est également le principe même de son écriture. Je veux dire qu'il y a une adéquation dans sa démarche entre le but et la tentative, entre sa finalité et le recommencement incessant de l'essai, de l'effort accompli pour y parvenir. Chez lui ressassement et tentative ne font qu'un et la poétique de la répétition opère ici moins pour l'effet de vérité attendu, moins pour la force de conviction supposée naître de la réitération du verbe, que comme un recul des pouvoirs de la langue dans un en deçà d'elle-même qui est le domaine de l'ânonnement, du tâtonnement, du ahanement presque, d'une sombre hésitation où la langue en se cherchant pose les repères aveugles parmi lesquels elle avance – et erre. Ce qui se répète non pas affirme, non pas assène, mais remet indéfiniment sur la planche ce qui est dit et qui reste à redire. La répétition travaille la langue comme une réalité en perpétuel bouleversement, à reprendre inlassablement. 

La langue que cherche l'auteur – et que donc il découvre en exprimant qu'il la cherche – il la nomme la malangue. Cette malangue, il faut y entendre une ma-langue (une mienne langue) et sans doute aussi une mal-langue, quelque chose comme une mélangue, avec un préfixe péjoratif, soit le contraire d'une belle langue, une langue qui si elle n'est primaire du moins refuse la sophistication et privilégie l'expressivité brute. Elle est l'équivalent de la théorie de la pâte-mot chère à Christophe Tarkos dont Torlini est évidemment proche. Elle fonctionne de même sur une idée d'agglutination, de collé-ensemble des mots et des choses. Comme Tarkos l'était, Yannick Torlini est coutumier des lectures publiques et sans doute l'oralisation du texte répond chez lui à un besoin d'expérimenter cette langue nouvelle qu'il se cherche et qui exige un plein engagement de toute sa personne, et d'abord de sa personne physique, du corps qui dans la lecture à voix haute prête son épaisseur à l'énonciation. Ce n'est pas le moindre des mérites de ce qu'on appelle une performance que d'actualiser une langue au moment où elle se profère. Dans le texte, le répondant thématique à cette langue agglutinée, à cette malangue, ce sera la boue, la glaise, les sables, par exemple, qui stagnent là et qui appellent à ce qu'on lutte contre eux pour s'en arracher ou pour simplement y évoluer. Mais la résistance que ces matières opposent au poète, ou qu'elles lui offrent, elle est aussi une liaison nouvelle, presque une alliance, un lieu en tout cas où s'éprouver. Boue, glaise et sables freinent l'avancée mais aussi manifestent une ductilité et un isomorphisme du monde et de la langue.

Agglutination certes il y a, et pourtant Torlini emploie peu de mots-valises. C'est davantage sur le plan de la phrase que du mot qu'il fait s'agglomérer la langue. La phrase bégaie, elle balbutie et trébuche, elle se reprend sans cesse comme si elle se corrigeait à chaque instant, qu'elle cherchait à pallier son défaut de limpidité et que ce faisant elle dénonçait celui-ci et le dépassait. À la différence d'un Ghérasim Luca qui fait bégayer la langue pour ouvrir le mot à ses possibilités internes, à ses vertigineuses virtualités, Torlini en reste au plan de la phrase qui est son unité poétique véritable. Pour faire bégayer la phrase, l'auteur répète, ressasse, revient en arrière, mais surtout il use singulièrement de la ponctuation. Celle-ci interrompt à tout moment la coulée du texte. La ponctuation, faible ou forte (virgules, points, deux-points) intervient comme aléatoirement dans la phrase, n'importe où, aussi bien entre des groupes de mots qu'entre, par exemple, un déterminant et un nom. Si la phrase trébuche à cause du croc-en-jambe d'une virgule mal placée, elle se rétablit sans cesse ne serait-ce que parce qu'elle continue malgré cela, coûte que coûte, dans l'effort répété de sa reprise, transformant la phrase en une sorte de corps qui marche. Cette syntaxe anarchique renforce le sentiment d'une langue qui se cherche et qui se cherche dans l'effort, dans la tentative assumée comme le moteur même du texte. Aussi les empêchements, les réticences, les freins que la ponctuation aménage à l'envi dans la phrase participent-ils d'une poétique de la lutte, du combat – intériorisé – de la langue contre le monde. Tout se passe comme si, posant le postulat d'une fluidité impossible, la langue cherchait dans sa seule énonciation à retrouver une fluidité autre, seconde, qui viendra de la capacité qu'a la langue, par sa seule profération et par sa profération seule, à faire fi de sa propre difficulté. La répétition, le ressassement ne cessent en effet de dire que c'est dans l'endurance que peut se dépasser la débilité fondamentale de la langue. Les textes de Torlini sont à ce point de vue très physiques, ils progressent à l'arraché, et c'est pourquoi ils prennent à partie le lecteur. Ils sont d'ailleurs adressés à un « vous », qu'on oblige et qu'on force, un « vous » qui est tenu de fournir l'effort demandé. Rien d'étonnant après cela que le thème de la fatigue, de l'épuisement, coure dans tout le livre. On y marche beaucoup et on y marche dans le désert. On s'essouffle pour retrouver son souffle. On s'obstine dans le malgré. Car cette écriture est aussi une écriture du désastre, de l'après. Elle cherche à refonder un reste quand tout a été dit, que tout a disparu, que tout est fini. Ce reste, c'est la langue, la langue seulement.

 

 

Laurent Albarracin

 

http://pierre.campion2.free.fr/albarracin_torlini.htm

21/10/2016

Sur "Nous avons marché", par Mustapha Harzoune, dans "Hommes et migrations"

 

“Sur la fine limite entre exister et ne pas exister sur la fine limite du sensible nous avons marché gardé l’équilibre suspendus à un vide plus grand que nous et sans vertige et sans peur sans même imaginer la chute possible et le fracas de nos carcasses en bas tout en bas du devenir nous avons marché et marché et marché encore en équilibre sur cette fine limite entre le possible et l’impossible nous avons parcouru falaise après falaise toujours attentifs à ce monde qui sous nos enjambées dépérit désespère abandonne nous avons marché toujours car nous ne savons rien faire d’autre et seulement un pas et un pas et un pas et la pierre toujours la pierre qui meurtrit la plante de nos pieds désagrège le reste de cuir de nos chaussures nous avons marché comme seuls les bons à rien savent le faire nous avons marché un pas et un pas et un pas encore nous nous sommes usés jusqu’à la corde et jusqu’au tendon mais sans réticences sans jamais jamais jamais regarder en arrière ni émettre le souhait d’être ailleurs d’être demain d’être hier nous avons marché simplement là simplement engourdis courbatus et sales aussi nous avons marché et marché et marché à pierre fendre dans les jours creux les promesses d’un matin qui n’en finit pas et la curieuse quotidienneté de la pluie sur nos visages travaillés par les ans nous avons marché et il a fait froid très souvent (…).”

2Nous avons marché est un recueil de trois textes parmi les plus originaux par son écriture – “ses” écritures plutôt – sur la migration, la mobilité, l’exil, la fuite, l’enfermement… La citation est extraite d’une longue phrase qui court, sans ponctuation, sur une cinquantaine de pages, mue par son propre souffle, sa propre énergie. Dense et pleine, la phrase progresse, gonfle, se renforce, nourrie de scansions, de répétitions, d’émotions, d’images renouvelées, d’un horizon qui va s’élargissant. Il s’agit d’un poème, à lire et à écouter, sur la marche et la décision de partir, sur cette respiration ontologique, indispensable à l’espèce humaine majoritairement sédentaire : la marche, depuis les origines africaines jusqu’à Calais. La marche et la fragilité du migrant, l’instable équilibre du marcheur au-dessus du vide, la transformation des corps et des âmes…

3Yannick Torlini poursuit la même expérimentation de la langue et de la musique des mots dans les deux autres textes du recueil, “Tenir registre” et “Tarik (manuel d’exil)”. Dans ce dernier, il ajoute des illustrations et des figures quasi enfantines. Ici, la répétition est faite d’entrechoquements, de heurts. Les mots comme les phrases sont refaçonnés, désarticulés, scandés, arrêtés à l’image des corps disloqués, des langues démembrées dans et par l’exil. Les temps se télescopent, les souvenirs et les fantômes tourmentent des âmes fiévreuses. Et pourtant, “le chemin mène toujours quelque part”, n’en déplaise à “ceux qui ne savent plus ce qu’est la souffrance”.

4Dans La Langue et ses monstres (P.O.L., 2014), Christian Prigent évoque la littérature comme “expérience radicale de ce qui nous parle et nous assujettit”. Une expérience qui n’aurait d’intérêt “que si ses voix excentriques traversent les représentations couramment admises pour composer de nouveaux accords avec le désir des hommes, leur angoisse, leur sensation d’un monde vivant”. L’écriture de Yannick Torlini n’est pas un exercice gratuit et fumeux. Elle est pour le lecteur une expérience intellectuelle et physique, émotionnelle. La poétique du langage, l’écriture indocile et perturbatrice, les assemblages, le jeu des répétitions et des scansions (r)éveillent les sensibilités, stimulent rêves et imaginaires, aident à (re)penser le monde.

 

Mustapha Harzoune, Hommes & migrations, N° 1308, 2014.

 

https://hommesmigrations.revues.org/3054

Le salut par la langue, par Christophe Stolowicki

 

 

22/11/2014

 

 

 

Yannick Torlini: camar(a)de // Un matin tu t’es assise

 

PAR CHRISTOPHE STOLOWICKI

 

 

Le salut par la langue

 

 

En deux versions, à deux versants, aux deux modes respiratoires du verset et de l’irréversible, sanglées à l’identique de mortvie deux plaquettes complémentaires très (dis)semblables d’un jeune poète donnent une idée de l’étendue de son registre, de sa tessiture de Janus bifax. Dans l’une de page en rage malmenée, rabrouée se démantèle la syntaxe du poème de prose ; l’adresse à camar(a)de renfonce débusque de / dans sa « gangue […] la langue, au dedans des dents, du dedans ta bouche », redondante de malheur heurt à heurt premiers ; en retombées concassées qu’un lyrisme à cordes rompues rajuste à perdre souffle, un «trublion » aux sorties d’usine à l’anachronisme abyssal convulse un compressage de profération où le nom s’adjective, l’adverbe se verbalise en un déVerbal hoqueté, syncopé, sac à dés ; becquets déboîtés, parenthèses d’ajout, regrets d’un peintre au couteau ; lancinante de nous serrer lacérer ébouler au plus frayé une scansion furieuse, de déports en reports se ponctue de mois en mois qui ne font pas les saisons, d’un qui « semelle décembrisée […] renie l’avril attente », « arase [la] langue dans le sillon d’aucune langue », « sans ressasse casse » une rhétorique de sac et d’accorde. 

 

L’autre un long lent non moins lancinant monocorde poème, distendu, litanique, tout en « redites », sassements, reprises de « malangue », hâve jour après jour sinon un imperceptible ajour s’épèle vers à vers à format de page, étiré compacté pleine page de bloc en bloc, centré expiré nimbé de blanc, quand fusionnée à moi-toi, chômeuse de ta vie en morne attente, maman peut-être un matin tu t’es assise, « arrêtée atterrée » ; pur jus noir de la désespérance des jours s’étoile de merveilleuses trouvailles « dans la suite illogique des secondes des ba(ra)ttements de coeur ».

 

Christophe Stolowicki

 

http://cahiercritiquedepoesie.fr/ccp-29-1/yannick-torlini-camarade-un-matin-tu-tes-assise

 

Article de Philippe Leuckx sur Camar(a)de

 

20/09/2014

 

Par glissements, par sens superposés, par glissades de sens, en de longues phrases qui portent sens, Torlini réussit à brasser ce que les deux thèmes du mot-valise-titre mettent en évidence : la mort au bout du compte pour tout être aimé, sensible.

Par assauts de lucidité, le poète dévide une philosophie de vie qui le pousse à retenir toutes les aspirations, toutes ces « respirations » du monde, le vivre, le jouir.

Les images, les domaines qu’elles soulignent, foisonnent, démultiplient la vision :

 

camarade crasse ta semelle qui au dessin parcourt ton ombre crasse (l’ombre de ) camarade, ta semelle au vent de douleurs, ne cesse le trajet au vent ta fatigue extrêmisée jour finissant + attente

 

Les ellipses, les ruptures de constructions sont nombreuses et sollicitent nos sens :

et rien d’autre que la respiration : enfin la. respiration (pas de). ni ce désert que tu nommes cors arase. rien d’autre que : la respiration dans. la respiration, camarade.

Cette poésie tire parti des silences, des blancs, des mots ressassés et d’un rythme très personnel, déjanté, déchiqueté pour dire, se dire.

Ce recueil annonce un beau travail sur la langue et la gravité de thèmes proches de l’auteur. Le poète fore, loin, répète, relaie, relie, ose des ponts sévères entre les mots et crée un réseau, certes difficile, complexe, où le lecteur se sent dans un risque de tous les instants, comme s’il redécouvrait sa propre langue, neuve, originale, décrassée des lieux communs.

 

Yannick TORLINI, CAMAR(A)DE, éditions Isabelle Sauvage, 2014, 88p., 14€.

 

Pour découvrir les éditions Isabelle Sauvage:

http://www.lautrelivre.fr/editeur/isabelle-

 

 

Philippe Leuckx

 

http://lesbellesphrases.skynetblogs.be/apps/m/archive/2014/09/20/yannick-torlini-camar-a-de-8286310.html

sauvage

Camar(a)de, sur Libr-critique

 

14/09/2014

 

Yannick TORLINI, Camar(a)de, éditions Isabelle Sauvage (29), été 2014, 88 pages, 14 €, ISBN : 978-2-917751-44-2.

 

Rien d’étonnant à ce que Yannick Torlini soit l’auteur d’un essai intitulé Ghérasim Luca : le poète de la voix. Ce texte en prose poétique dont le titre à double détente associe mort et fraternité, cet agencement répétitif où le poète entend "parler/penser/trouer" fait en effet bégayer le babil des classes laborieuses, désormais plus aliénées que dangereuses : "ce rideau que l’on nomme (vie / salariat / attente / désespoir / dépression / attente). retient le peu d’espace le : que l’on nomme peu de : sans nom. sans jamais. sans rien. camarade, commence par nommer-dévider ce qui – te tue, sans nom. faire l’effort de (dans). la (ma)langue" (p.29)…

 

Fabrice Thumerel

 

Yannick Torlini, "Camar(a)de", par Jean-Pascal Dubost

 

 

25/08/2014

Travailler tue. Ce pourrait être le sens direct, immédiat, percutant, reçu de plein fouet par le lecteur deCamar(a)de. L’union (« camarade ») ne fait pas la force, devant la camarde de celui que le travail (ouvrier) use. On figure littérairement la camarde pour la mort parce qu’elle génère « une face décharnée, une tête de mort dont le nez, réduit à l’arête osseuse, paraît aplati » (Le Grand Robert de la langue française). Yannick Torlini rapproche deux mots, leur sens, pour leur proximité sonore ; « ces jours travaillés le visage buriné (ton) par tant et tant et tant de. le visage (ton) qui, nuit après nuit, muqueuse après muqueuse, par tant et tant et tant, ouvert, jour, brise jour, brisé travaillé au corps à corps transfuge qui le visage sans miroir qui. dans un cheminement lourd, une passerelle du. ton visage, a la consistance blêmisée du sable que tu. marteau, pioche, pelle, camarade à te buriner la vie sans cesse à te. » En une succession de poèmes en prose, en un rythme haché, répétitif de l’usure insidieuse du travail sans relâche, surtout manuel, automatique, machinal, en une langue sans complexité mais tortueuse, le poète tente d’embrasser la fatigue ouvrière afin de l’élever en élément de révolte. À l’évidence cet ensemble réfère à des propos politiciens sur le sujet du travail, sinon à des incompréhensions de la gente gouvernante, quelle que soit son acabit, et plonge dans l’histoire de son emploi lexical à des fins peu louables. À partir d’un détournement (« le travail rend libre » etc.), Yannick Torlini dénonce une réalité contraire. Cela s’entend comme poèmes de soulèvement, appels insurrectionnels, incitations à transformer la fatigue en force, « et la crampe jusqu’au vivre jamais. encore. encore. encore. en. corps. » Ce corps martelé d’asservissement si bien et tant, que la langue meurt dans le renoncement, « l’usure de ta langue dans.____camarade dans.___________ta plaie ».  
 
Les poèmes de Yannick Torlini sont de lecture exténuante, et plus ils le sont, plus l’énergie se déploie pour exiger de prendre sur-corps, malgré l’inévitable vers lequel, néanmoins le poète nous entraîne, « camarade. le travail est une guerre que tu continues à perdre chaque matin mais pourtant. geste après geste ta fin avance usinée, chaudronnée, calvairisée, prolétarisée », tirant des traits horizontaux progressifs, annonçant l’arrêt définitif du cœur. Cela écrivant, et usant du mot « camarade » pour interpeler un lectorat précis et possible (à l’image d’un Christophe Manon revendicatif), celui du monde ouvrier tué à la tâche, Yannick Torlini, s’associe à lui devant le désastre qu’est l’incapacité à l’insubordination. Ce livre n’est fait de démagogie, ne laisse pas accroire que la poésie, la langue, peuvent tout, mais peuvent accompagner énergiquement l’exténuation. Dans la parenthèse du titre, tout est dit, le « a » du vivant-camarade enserré dans l’étau de vivre, d’une vie entre parenthèses.  
 
[Jean-Pascal Dubost]

 

http://poezibao.typepad.com/poezibao/2014/08/note-de-lecture-yannick-torlini-camarade-par-jean-pascal-dubost.html

 

Article de Christophe Kantcheff sur Camar(a)de

 

 

03/08/2014

 

 

La voix du corps

 

 

Dans Camar(a)de, du jeune poète Yannick Torlini, la langue désarticulée est le lieu d’un combat où le travailleur s’oppose à la mort.

 

 

Camar(a)de. Le troisième « a » de « camarade » est entre parenthèses. Ici, le camarade flirte avec la mort ou, plus précisément, il tend à se confondre avec un squelette, figure allégorique de la mort, définition du mot « camarde ».

Camar(a)de est un petit livre de poésie puissante et rugueuse sur le rapport au travail qui aspire la vie, brise les reins, évide l’esprit. Le camarade, un travailleur de force, y est interpellé, tutoyé, rudoyé parfois. C’est un appel à sa conscience, en même temps qu’un constat sans fard d’une existence martyrisée par la brutalité des efforts. Parce que la langue doit être à l’unisson, Yannick Torlini la torture pour la faire résonner, explose la syntaxe comme si une pioche la trouait, la dépeçait.

« tu frappes. tu frappes. tu creuses et te creuses martèle. dans la caillasse, le burin qui te, les convoyeurs de morts ou, de matières premières, l’invisibilité ton corps se solide se devient corps solirigidifié partout tu ne peux, partant, rien d’autre mais devenir : mucus de l’atrocité crispe (ces jours, calmes, identiques, ressemblés à), bave, sang. souffle sperme calibrage de l’in(sensible) te liquéfie pourtant pourtant »

Mais il ne s’agit en rien d’une langue de destruction. Yannick Torlini entretient des correspondances fécondes entre des séries de vocables. Les mots (et les maux) du corps – muscles, sang, os, sueur, glaires… – répondent ainsi aux noms des outils, qui prolongent le corps et l’usent : truelle, marteau, burineuse, pelle… L’auteur fait aussi jouer les assonances et les associations de mots pour faire entendre d’autres sens : « qu’attends-tu pour vire la fulgurance du cloporte : sous ton poids ta chaussure (sans) ? »

Camar(a)de engage le travailleur à maintenir la lutte, à continuer la « guerre ». Même si celle-ci est à armes inégales. Même si le « désastre » n’est jamais loin : « le travail est une guerre que tu continues à perdre chaque matin mais pourtant ». Ce « pourtant », récurrent et si important dans ce texte, qui dessine malgré tout une perspective. Peut-être pas un espoir – n’exagérons rien – mais une ouverture.

« dans ce dehors que tu : cherches, ne lâche pas. poursuis : la vie (du) dehors. la pensée (du) dehors. la respiration (du) dehors, camarade : ne pense plus dans le poumon mais hors du. poumon. camarade, chaque dehors à atteindre est (hors de) une guerre, à mener contre (hors de). ce dedans qui nous crève à la grêle de. jamais, camarade, jamais la grêle mais. ton corps sur. la grève hors de. »

C’est dans cette phrase, à la limite de la désarticulation, que gît le combat le plus important : celui de pouvoir continuer à dire, à se dire malgré les fractures, la douleur, malgré la fin qui rôde. Il faut faire corps avec sa langue, même si le corps est abîmé, même si la langue est cassée : « camarade ne te/tais plus./camarade./crie ton corps dans/l’usure de ta langue dans./camarade dans./ta plaie/devient/ta bouche. »

À 26 ans, Yannick Torlini est un jeune poète prodigue. Quelques mois avant la sortie de Camar(a)de, il a fait paraître un autre livre d’une tout autre facture, qui montre l’étendue de ses possibilités, Nous avons marché [1], où résonne l’élan furieux d’un Christophe Tarkos. Yannick Torlini, belles promesses.

 Camar(a)de, Yannick Torlini, éditions Isabelle Sauvage (Coat Malguen, 29410 Plounéour-Ménez), 85 p., 14 euros.

 

Christophe Kantcheff

 

[1] Al Dante, 148 p., 15 euros.

 

http://www.politis.fr/La-voix-du-corps,27910.html

 

Camar(a)de, de Yannick Torlini. Article de Patrice Maltaverne.

 

07/07/2014

 

On ne peut pas dire le contraire : parfois fond et forme se correspondent. Quand il s'agit, comme ici, de parler du travail, cette obligation, cruelle pour certains et ennuyeuse pour la plupart, les secousses successives qu'il faut mettre pour y aller et faire sa journée, peuvent être traduites par ces phrases coupées, ces reprises, ces parenthèses et ces incises.

Publié après "Nous avons marché", "Camarade" de Yannick Torlini est un recueil plus accessible à la lecture immédiate, par l'usage formel de courtes proses. A vrai dire, je l'ai lu d'une traite et sans ennui.

Le "Camarade" de Yannick Torlini me rappelle un peu celui de Christophe Manon. Mais il est tout à fait différent de cet autre camarade, en ce sens qu'il n'appelle pas à la révolution qui fait rêver. Et si révolution il y a, c'est sa forme primaire qui subsiste, celle de la révolte individuelle. 

En parlant au travailleur et en parlant en son nom, l'auteur décrit surtout la cruauté du travail salarié, avant, pendant, après. Ses dégoûts, ses dommages et ses séquelles.

Les derniers textes du recueil donnent d'ailleurs dans une fragmentation de plus en plus radicale, les mots ou morceaux de phrases étant séparés par de longs traits de suspension (ça m'a fait penser à l'effort solitaire du skieur de fond, c'est peut-être bête mais c'est comme ça !).

Une écriture au couteau, dans laquelle aucun des mots employés ne paraît être de trop. Et à travers le travail, c'est aussi le lyrisme (autre générateur d'illusions), qui semble être combattu de toutes ses forces par l'auteur.  

"un autre matin il n'y a pas d'heures, un autre matin un autre travail, toujours le même, si le geste changé n'est que ton ressassement, à la glaire de fatigue, au sang qui songe tes restes. reste, camarade, reste travaillé, reste en vie pour-tant".

Pour se procurer ce recueil, vendu au prix de 14 €, écrire à l'éditeur : éditions Isabelle Sauvage, Coat Malguen, 29410 Plounéour-Ménez.

 

 

Patrice Maltaverne

 

 

http://poesiechroniquetamalle.centerblog.net/m/91--camarade-de-yannick-torlini

Sur "Tandis que"

 

28/06/2014.

 

Du nou­veau lyrisme

 

Après avoir publié un texte plu­tôt raté car trop didac­tique(Nous avons mar­ché, Edi­tions Al Dante), avec Cama[r]ade et sur­tout Tan­dis que, Yan­nick Tor­lini s’inscrit parmi les grands poètes de la jeune géné­ra­tion. Celle qui ose un cer­tain lyrique ori­gi­nal et bien néces­saire à une période de désen­chan­te­ment. Contre le désastre du temps, le poète opère ce qu’il nomme à juste titre « une langue très langue » dans un pro­ces­sus ité­ra­tif. Le poème s’y déploie à la manière d’un véda. Au milieu d’un simple effet d’énumération, chaque injonc­tion est là pour creu­ser tou­jours plus loin :

« Tan­dis que jusqu’au plus pro­fond de la nuit jusqu’au plus pro­fond des éclats et des agglo­mé­rats de tan­dis que jusqu’au plus pro­fond de l’obscur qui nous tra­vaille à notre insu tan­dis que l’obscur tan­dis que ça tra­vaille et mal­gré l’envahissement des voix l’envahissement des cris et des dis­cours et des régimes à vide tan­dis que ça n’a jamais cessé jusqu’au plus pro­fond de la nuit ça n’a jamais cessé et dans la gorge et dans les pou­mons et ça n’a jamais cessé jusque dans ce je qu’il fau­drait taire»,

une telle écri­ture fait la jonc­tion entre Joyce et Beckett. Le pre­mier pour les effets de langue, le second pour son souci de péné­trer le silence.

 

Yannick Tor­lini prouve que le lyrisme ité­ra­tif est un enva­his­se­ment d’un nou­vel ordre. Il tra­vaille au sein de l’obscur et de la dis­pa­ri­tion non par effu­sion mais tas­se­ment. Au « si je suis » (de Beckett) répond le « je suis tu es » du poète. Il rejoint la seule langue qui pour­rait don­ner à la chair ses caresses et aux os ses cla­que­ments. Dans sa dis­per­sion comme en ses effets retards, ses ébou­le­ments ou ses prières, la poé­sie est l’avancée nou­velle face à l’obscur. Après Tar­kos, Tor­lini reste donc une révé­la­tion de l’époque. Emergent des voix loin­taines tou­jours cachées dans la proxi­mité de l’ici-même. Un monde sur­git, non par effet de réel (cette fou­taise), mais de la gorge qui perce le silence de ses racle­ments, tra­vaille du dedans pour le faire sor­tir des soutes de la mai­son de l’être. Les masses sonores en émoi finissent par rame­ner sur le clair de terre une sen­ti­nelle ou une épouse toute neuve pour le réel. Cette épouse se nomme langue de la nuit, oiseau inconnu. Jim Jar­musch pour­rait le fil­mer comme il filma Kurt Cobain au milieu d’une forêt nocturne.

 

jean-paul gavard-perret

 

Yan­nick Tor­lini, Tan­dis que, Edi­tions der­rière la salle de bains, Rouen, 2014, 10,00 €.

 

 

http://www.lelitteraire.com/?p=11623

 

 

Sur Libr-critiques, à propos de "Nous avons marché"

 

09/06/2014

En leur temps, déjà : Baudelaire, Rimbaud, Michaux…

En ces temps d’assignation et de résignation, l’important est d’être ailleurs. Là-bas.
(Toute fuite n’est pas une échappée, et toute échappée n’est pas une fuite).

Hors de ses fameuses racines, de sa soi-disant identité. Hors de soi, de sa langue. Hors de son quotidien.

Être hors de soi pour aller vers. Et pour cela, faire sortir la langue de ses gonds : être dans la langue pour être en devenir.

Voici un exemple d’agencement répétitif, de bégaiement qui ouvre l’espace :

"Nous avons fui nous avons couru, lorsqu’il s’agissait de s’échapper échapper lorsqu’il s’agissait : quelque chose s’était bloqué s’était : désagrégé à la nuit s’était. Bien trop longtemps bien trop silence, dans l’os et la chair ces murs ces : jours bloqués passés à. Dans les barreaux les barbelés, les grilles les portes le métal et nos existences si bien cloisonnées" (p. 139).

 

Fabrice Thumerel

 

http://www.t-pas-net.com/libr-critique/news-libr-kaleidoscope-4/

 

Article de Claude Vercey, à propos de "Nous avons marché"

 

08/05/2014

 

 

 

I.D n° 504 : Haut débit

 

Au début est le souffle. Et non le verbe, qui paraît n'être que de surcroît, naître incidemment de ce souffle, du rythme qu'il impose. Telle est du moins l'impression, troublante, que j'ai à lire Yannick Torlini, tant le récent polder : Un matin, tu t'es assise (polder 161), que Nous avons marché, objet du présent commentaire (chez Al Dante), deux publications qui installent d'un coup ce poète parmi les plus intrigants de sa génération, poète dont nous avons eu la chance de suivre assez tôt la trajectoire.

Vrai, rien de plus jubilatoire en art que les commencements. Ou les recommencements si l'on veut s'en tenir à une expression plus mesurée : sans cesse l'on croit avoir touché la fin, que la corde est usée, que tout a été dit et ... cela rebondit. Cela repart. Ce qui advient aujourd'hui avec Yannick Torlini, comme naguère avec Philippe Jaffeux ou avec Grégoire Damon, auteur lui-aussi d'un notable coup double (I.D n° 467 & 467 bis).

Pour ce qui me concerne, c'est dans Traction-Brabant que j'ai d'abord remarqué ce poète (voir I.D n°364), avec un poème sportif dont est si friand notre marathonien Patrice Maltaverne (le poème sportif y sert décidément de critérium : encore, il y a peu, dans le n° 55, un très-remarquable poème sur le basket d'un poète jusque là non repéré : Laurent Bouisset) . Après quoi, Yannick Torlini, en une courte étude fort convaincante, prit en charge la présentation du polder 157 : Les Nuages, de Pierre Anselmet.

Ce souffle, il est vrai, ne vient pas de rien : sachons reconnaître celui de Ghérasim Luca, auquel Torlini a naguère consacré un essai (aux éditions de l'Harmattan) et dont on n'apprécie pas encore à sa juste valeur l'influence, véritable régénérateur de la poésie française. Plus d'un qui se risque aujourd'hui sur scène, poète sonore ou performateur, lui doit quelque chose, même s'il l'ignore. La démarche de Torlini est en revanche des plus conscientes. Et si le souffle amène les mots, c'est d'abord pour dire la perte du souffle, ou la peur de le perdre, et la volonté de mener malgré tout l'expérience jusqu'au bout :

 

 

nous avons marché jusqu'à l'os l'épuisement jusqu'à la limite jusqu'au bord tout au bord épuisé nous avons tous les commencements épuisés comment continué à marcher nous avons amorcé le pas continué à marcher à épuiser commencer comment commencer jusqu'à la limite le pas et trouver la limite avancer trouver encore nous avons marché et marché et marché dans les matins nous avons marché jusqu'au bout jusque là où jusque là où nous ne marcherons plus nous avons lutté pour marcher encore ne pas cesser avancer encore ne jamais arrêter ne jamais nous avons marché et marché et marché jusqu'au bout jusqu'à l'anéantissement (...)

 

(Yannick Torlini : nous avons marché – Al Dante éd.)

 

 

Le pari de cette écriture à haut débit est qu'à partir d'une cellule grammaticale simple, basique : nous avons marché, dans le premier ensemble qui porte ce titre, l'ouvrage étant composé de trois de ces ensembles : Tarik (manuel d'exil) etTenir registre le complétant, le texte se développe, se répète mais module, évolue, prolifère, au bord de l’asphyxie toujours, à la limite de l'aphasie, toujours au point de se perdre, cependant que le langage s'évertue, renaît, se récrée, jusqu'à la fin qui n'a pas de fin.

 

Repères : Yannick Torlini : Nous avons marché – Al Dante éd. (1 rue du Loisir – 13001 – Marseille et http://al-dante.org/ ) 150 p. 15€.

Yannick Torlini : Un matin tu t'es assise – Couverture de Lucien Suel. Préface de Laura Vasquez. Polder 161. Décharge/ Gros Textes éd. 52 p. 6€.

Vient également de paraître : Polder 162 : Nicolas Gonzales : Voleur de sable. Préface de Jean-Pierre Siméon. Couverture : Marc Anselmi. 50 p. 6€.

(On commande au siège de la revue Décharge, 4 rue de la boucherie – 89240 – Egleny.)

Abonnement annuel à 4 polders : 20€.

Anthologie : Génération Polder, 3ème tome (2004 – 2013) : 8€.

 

 

Claude Vercey

 

http://www.dechargelarevue.com/id/index.php?cat=ID

 

Article de Serge Martin sur "Nous avons marché"

 

 

09/04/2014

 

 

Le 21 mars 2014 à Marseille est publié "Nous avons marché" de Yannick Torlini aux éditions Al Dante (il a publié "Ghérasim Luca, le poète de la voix : ontologie et érotisme", Paris, L’Harmattan, « Approche littéraire », 2011). En trois temps, après avoir tenu registre d’une longue marche qui pose le rythme d’un « nous avons marché et marché et marché toujours » pendant 50 pages, il accompagne d’un « manuel d’exil » un jeune homme de 25 ans, Tarik, pour dessiner une cartographie de l’errance fondée sur un principe d’égarement cher à Luca (Ghérasim Luca écrit, dans une présentation pour les éditions Brunidor : Originaire de Bucarest, il se choisit durant son adolescence un nom et un égarement », cité par Dominique Carlat, Ghérasim Luca l’intempestif, paris, José Corti, 1998, p. 19), puis il relance avec 44 séquences une épopée de l’échappement : « échapper, s’échapper ». L’écriture de Torlini est la performance d’un égarement qui fait son chemin d’un ressassement du cheminement. Qu'on se le lise...

 

Serge Martin

 

http://ver.hypotheses.org/1099

 

 

Article sur "Nous avons marché", Poésie chronique ta malle

 

 

03/04/2014

 

article de Patrice Maltaverne

 

 

"Nous avons marché", de Yannick Torlini, est un recueil de poésie de révolte essentielle.Une révolte mâle et mate, indifférenciée. D'ailleurs, dans deux des trois parties quic omposent ce livre, l'auteur emploie le nous plutôt que le je. Et quand il parle de Tarik, il s'agit encore d'un archétype de réfugié, dans les yeux de qui chacun d'entre nous devrait être capable de se reconnaître.Ainsi, ce que j'aime tout particulièrement dans "Nous avons marché", c'est cet appel à l'action continuel et inconditionnel, qui est lancé contre tous les assis. Cela change des vieilles poésies lyriques qui célèbrent plutôt l'immobilisme. C'est la poésie du vivant contre celle des morts, Mais c'est aussi la poésie de la mort, car celui qui veut agir est condamné à tourner en rond, dans sa langue comme dans sa vie. Et peut finir par être tué ou pire, par être de nouveau enfermé."Nous avons marché" est également un texte obsessionnel. Le lecteur ne peut que remarquer immédiatement ses itérations. Dans la première partie, "nous avons marché", dans la deuxième, "Tarik a vingt cinq ans", dans la troisième partie, "nous avons fui".Mais justement, il ne faudrait pas que le lecteur ne voie que ces très nombreuses itérations, qui lui donnent cet aspect hâché, celui du rythme et de l'action. Ce qui est important pour moi, c'est ce qu'il y a entre les itérations. Car l'écriture sans cesse bouculée, se laisse régulièrement aller à dérouler quelques images, quelques jeux de mots. Par exemple, page 98 :"Tarik a vingt-cinq ans, il a vu des désastres innombrables des monceaux de chairs, et pourtant la première étoile, celle du berger, ce nom amour qu'on lui a donné, ce nom l'étoile et toujours plus loin vers l'Ouest toujours plus loin, sans frontières. Tarik a vingt-cinq ans et sa tête est une guerre aux angles étranges". C'est la fin de ce fragment qui m'importe le plus.A la première partie, "Tenir registre", j'avoue avoir préféré la deuxième, intitulée "Tarik (manuel d'exil)", qui esquisse l'histoire d'une tierce personne, ainsi que la dernière : "S'échapper échapper" où plus subtilement, l'écriture, tout autant que par itération, progresse par glissements, inversions , et semble avancer dans une espèce de nappe sonore.Par exemple : "Nous avons fui nous avons la lumière laissé passer, respiré étouffé la lumière comment, lorsque plus rien ne parle et la lumière et du soir au matin et bien moins que la brèche, refermée. Nous avons couru loin et l'espoir lorsque nous avons fui l'espoir, nous avons couru, oui. Loin si loin comment le corps n'a pas suivi comment, quelle distance quelle limite, lorsque la pensée plus loin que les murs les barreaux ignore, la pensée lorsque la pensée et le simple désir de s'échapper échapper fuir, le corps le trou la grotte s'échapper échapper fuir. Ce monde où le jour jamais le jour la lumière, jamais, la lumière. Ce monde où"."Nous avons marché" est finalement un recueiil de poésie qui ne se laisse pas distraire par la poésie. Et c'est sans doute cette exigence là qui lui donne toute sa valeur.Pour vous procurer ce livre, vendu au prix de 15 €, rendez-vous sur le site de l'éditeur

http://www.al-dante.org/

 

Patrice Maltaverne

 

http://poesiechroniquetamalle.centerblog.net/81--nous-avons-marche-de-yannick-torlini

Revue Décharge

 

octobre 2013


article de Claude Vercey

 

I.D n° 471 : Où le poème se rêve carré

 

 

L'une de mes appréhensions est de céder par trop aux exigences de la mémoire. Appréhension au moins égale à celle de se montrer ingrat envers les chers disparus. On ne s'associe pas impunément à une revue qui défie le temps depuis cent soixante numéros (quasi), on ne participe pas depuis lurette (mieux vaut s'exprimer ainsi, à la manière d'Autin-Grenier, que de donner un nombre trop précis d'années, assurément) à la vie poétique, sans envie parfois de se retourner vers le passé, sans se sentir redevable de ceux qui nous ont autrefois accompagnés, sans devoir rappeler leur place dans notre histoire. Ainsi, Thierry Bouchard, évoqué dans la chronique précédente (I.D n° 470) ; ainsi, dans le dernier numéro de Décharge, le revuiste, poète et peintre Paul Quéré ; l'éditeur d'Ubacs et et La Part commune Yves Landrein. Et combien il est légitime que la prochaine livraison de la revue rende hommage à Rüdiger Fischer, notre compagnon de route allemand.

 

 

Je crains malgré tout que les morts nous envahissent, que leurs muettes exigences nous fassent perdre le contact avec le présent, nous détournent de ce qui se prépare, de ce qui se crée. Appréhensions vaines ? Elles ne sont pas si rares, constatons, les publications qui s'enlisent dans la mémoration, quelques-unes en ont fait leur spécialité - peut-être qu'à se frotter à des personnages quelque peu illustres, on y gagnera un peu de leur notoriété ? - où pieusement l'on marche sur les feuilles mortes dans les allées d'un cimetière.

 

 

Retour vers le futur, allez : cette préoccupation doit demeurer prioritaire. Portons donc  attention, pour le peu de place qui nous reste, à une voix nouvelle (il faudra bien un jour définir avec plus de rigueur ce concept), celle présentement de Yannick Torlinià travers un manuscrit inédit, Un matin tu t’es assise, dont cependant les abonnés à Décharge ont pu lire deux extraits dans la livraison 158, pour illustrer ce mouvement, de plus en plus sensible, d'un retour à la forme, que celle-ci soit ancienne – disons, le sonnet – ou d'un mode plus récent, tel le vers justifié, que pratiquent Ivar Ch'Vavar et quelques autres, à son exemple ou pas.

 

 

De ce même manuscrit, un autre extrait (écrit en vers justifiés, ce qui n'apparaît pas de manière évidente, pour des raisons techniques que je n'ai pas su surmonter. Mes excuses à l'auteur et au lecteur ) :

 

 

un matin encore ta présence se perdait dans le rétrécissement de cet intérieur qui un matin encore ta présence se perdait ta présence était l’espace concédé aux jours jamais se perdait ta présence un matin encore entre quatre murs ton corps et ses frémissements ton corps et sa respiration espace concédé je frôlais ton corps espace de chaque matin espace ma langue sur ta langue ma parole sur ta parole au fond des jours élastiques ton corps espace à respirer ton corps frôlait ces matins sans aucune consistance ton corps frôlait construisait l’attente

 

 

( Yannick Torlini : Un matin tu t’es assise, inédit)

 

 

De ce poète, comme en général de ceux qui m'adressent un recueil inédit, je sais peu de choses. Ceci cependant : que je l'ai d'abord remarqué dans Traction-Brabant, à l'occasion d'un dossier centré sur les poètes qui écrivent sur le sport (voir l'I.D n° 364), où il tranchait sur le reste des participants en ce qu'il ne se contentait pas de traiter le sujet comme on dit, mais que s'y affirmait une écriture. Depuis, dans un tout autre genre, une préface magistrale, - étude express, en vérité - au polder de Pierre Anselmet :Les Nuages. Les indiscrétions de la Toile nous apprennent en outre qu'il s'active au sein d'un collectif, Tapages, qu'il a fondé, et que sa référence majeure est Ghérasim Luca, ce qui n'est pas fait pour nous étonner.

 

 

Repères : Paul Quéré et Yves Landrein sont au sommaire de Décharge 159. (6 € - Et on s'y abonne.)

 

Deux poèmes d'Yannick Torlini dans les Ruminations, , Pour la forme dans Décharge 158, avec des contributions de Guillaume Decourt, Ivar Ch'Vavar, Jacques Morin et la chronique de Claude Vercey.

 

 

 

 

 

Pierre Anselmet : Les nuages. Préface de Yannick Torlini. Polder n° 158. 6 € (et aussi on s'abonne, à l'adresse de la revue.)

 

 

 

 

 

Hommage à Rüdiger Fischer : dossier à paraître dans Décharge 160 (Décembre 2013). Consulter également la revue Europe d'octobre 2013 et la note émue et amicale de Gérard Bayo.

 

 

 

 

 

Voix nouvelles : Précédemment : Grégoire Damon (I.D n° 467 467 bis, et le n° 458) ; Catherine Boudet (I.D n°464) ; Denis Hamel (I.D n° 450)

Article d'Alfredo Riponi, à propos de "Ghérasim Luca, le poète de la voix"

 

17/09/2012

 

 

GHERASIM LUCA, LE POETE DE LA VOIX: ONTOLOGIE ET EROTISME / Yannick Torlini / L’Harmattan 2011

 

 

Segnalo un bel libro per avvicinare l’opera di Ghérasim Luca: Yannick Torlini Ghérasim Luca, le poète de la voix: ontologie et érotisme.

 

Se l’uomo “è” nel mondo attraverso il linguaggio, il poema che infrange le regole linguistiche, pone la “questione ontologica”. La reinvenzione della lingua nel poema reinventa anche la relazione con l’Altro, nell’instabilità dell’erotismo.

«La poesia che ricrea l’essere attraverso il suono è ontofonia» (p.14). Due parole chiave per l’opera di Ghérasim Luca: silensofono e ontofonia. Colui che schiude la parola schiude la materia. Aprire una breccia nella parola, liberare il senso, significa scardinare la realtà, trasmutarla. «È per ciò che pensiamo che tutta la poesia di Ghérasim Luca è un atto ontologico: un reinvenzione di sé che passa dalla voce e dalla reinvenzione della lingua (perché esistiamo soltanto attraverso la lingua) dove il proferire diventa un atto creatore. La poesia di Luca tenta così di sottrarsi al determinismo dello schema edipico che struttura l’individuo e lo definisce fin dalla sua nascita: scrivere, distorcere la lingua, proferire poemi, è allora creazione del ‘non-Edipo’» (p.15).Il reale ha una dimensione angosciante che solo la sragione unita all’humour può ridurre, anche se non colmare. «Quest’idea si scorge nel poema ‘Ma déraison d’être’ dove l’humour traspare nel processo meccanico di reduplicazione del numero di gambe della ‘disperazione’: ‘la disperazione ha tre paia di gambe / la disperazione ha quattro paia di gambe…’ Qui lo scopo è proprio di ridurre l’impatto della disperazione attraverso questo procedimento meccanico di moltiplicazione del numero di gambe.» (p. 27).

La volontà di uscire da ogni codice letterario e parola d’ordine (surrealista) – scrive Torlini – si trova, per la prima volta, nel rivoluzionario poema ‘passionnément’. «Il campo poetico è oramai aperto, l’uscita dai codici comporta l’uscire dalla lingua e la preminenza data al suono: il messaggio non sarà più veicolato dalla frase ma unicamente dagli scivolamenti/collisioni sonore di fonemi, permettendo così un’apertura del senso del poema attraverso la destrutturazione della lingua» (p. 40).Se la lingua è destrutturata, senso-suono e suono-senso non sono più bi-univoci «iscritti sulle pareti di un cervello invertito» (Artaud), ma la parola è soltanto «vibrazione sonora solidificata» del corpo, sua eco, ontologicamente un eco d’essere. «Paradossalmente la poesia di Luca cerca, attraverso il nonsenso e la perdita dei riferimenti, di diventare senso, di dare un senso più vero alle cose, più vero perché mobile, eracliteo, seguendo la logica e la dinamica del mondo» (p. 46).Piuttosto che trasmettere la fissità del pensiero (delle idee), i suoni creano nuovi legami. «Il pensiero non induce più il suono, ma il suono induce i legami logici, confermando così le parole di Tzara che ‘il pensiero si fa nella bocca’» (p.54). Nel poema «Passionnément», analizzato foneticamente da Torlini, la vocalità è essenzialmente suono, consonanti, vocali, ripetizione di fonemi : durezza, dolcezza, chiusura, apertura, scivolamenti, collisioni. «Il balbettio riflette sempre una fedeltà al suono sia che la sua logica prevalga sulla logica testuale e semantica o no» (p.55).Si nasce al mondo come poeti e questo spesso è anche scegliersi un nome, che, nel caso di Ghérasim Luca è uno smarrimento (égarement). Nel poema inedito “L’Altro Mister Smith” questo doppio, «demone sonoro», che è all’origine del nome permane in una volontà «schizofrenica creatrice», ma lontana «svuotata da ogni patologia» (p.72). Il poema diventa un atto di auto-creazione o contro-creazione attraverso la voce. «La liberazione viene dall’abbandonarsi al soffio, dal proferire, abbandono alla vita poetica che subentra alla strangolazione del nome» (p.74).

 

C’è l’analisi dei rapporti di Ghérasim Luca con l’avanguardia e le ‘reciprocità’, le vicinanze (B. Noël, C. Pennequin, B. Heidsieck) nella poesia contemporanea. In occasione dei festivals “Polyphonix”, il nome di Luca figurava sul versante italiano vicino ai nomi di Nanni Balestrini, Corrado Costa, Adriano Spatola. Come fa notare Torlini, la poesia di Luca appartiene di diritto alla poesia sperimentale.

Per C. Pennequin – tra le reciprocità contemporanee – «reintrodurre il grido nella parola e il gesto nell’azione… equivale a reintrodurre il pensiero nella massa delle informazioni dalle quali siamo sommersi, e che ci dicono come pensare, come agire, disegnare, parlare» (p.134). Per capire fino in fondo il legame con la poesia contemporanea di Luca: grido che tende al silenzio, ancora le parole di Pennequin: il poeta può «Anche restare muto. Dire che non può parlare. Che occorre tacere, una volta per tutte, nella parola» (p.136). Nella sperimentazione la poesia e la voce arrivano fino alla negazione di sé. In un recital di Pennequin, scrive Torlini « … la voce diventa sempre più grido… mentre il corpo s’immobilizza, quasi sconvolto : la voce diventa corpo, la voce incarna la soggettività intera. […]. Si tratta di far gridare la lingua, gridarla in un mondo che ci fa tacere, gridarla per coprire i rumori e le voci che invadono il soggetto».

C’è una pesantezza nella lingua (i codici) che dev’essere distrutta, per raggiungere la leggerezza del corpo (“son corps léger”), anche se questa impresa di distruzione genera nel poeta il dubbio su una possibile “Fine del mondo” con la fine di ogni lingua istituita (p.164).

Sulla scorta delle parole di G. Bataille sulla discontinuità degli esseri: il solo luogo di continuità, di relazione pura all’Altro, è la lingua frammentata e foneticamente balbettante del poema, là dove i detriti linguistici che la morte ci regala sono eco dell’essere (cf. p. 166).

La parola finale del libro è affidata C. Prigent che assegna alla poesia di dire l’innominabile. “ […] L’organizzazione simbolica come strutturazione e espansione del nominabile, lascia filtrare l’intuizione che c’è un innominabile e assegna alla letteratura il compito… di mantenere nel recinto del nominabile un’apertura innominabile, che è condizione di una giustezza del dire e possibilità disalienante (chance di sfuggire al luogo comune ideologico)».

La poesia non si dice, ma si fa, è atto.

 

 

Alfredo Riponi

 

 

 

http://anfratture.wordpress.com/2012/09/17/gherasim-luca-yannick-torlini/

 

 

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